Cette forêt, je l’avais un peu oubliée au fil de mes automnes. Concentré sur les massifs plus près de chez moi, j’avais rangé dans un coin de ma mémoire ses sentiers caillouteux ourlés de fougères, battus par des vagues de hêtres et de châtaigniers. Elle a rejailli dans mes agendas voilà trois fins de saisons, depuis que je me suis souvenu qu’ici dans les Chambarans, entre pression sylvicole, sécheresses chroniques et projets touristiques, la grande forêt s’étiole et qu’il faut peut-être profiter de ses derniers charmes fongiques avant sa dilacération totale.
En arrivant ce matin-là, je tombe sur un attroupement de chasseurs. Ils sont au moins une quinzaine, fusils rangés, épagneuls détrempés, apparemment déjà revenus de leur périple. Bref salut et me voilà filant droit vers la forêt. Ses abords ont été largement modifiés : l’ancien petit bois de chênes à gauche, où je trouvais jadis cèpes et palomets (Russula virescens) l’été, n’est qu’une masse informe de broussailles impénétrables. Main droite, on a abattu deux pins sylvestres sur trois. Cette zone forestière où je cueillais gamin les Trompettes chanterelles (Craterellus tubaeformis) à profusion est devenue lande à bruyère.
Les hautes herbes le long du chemin se sont effrangées sous les mâchoires des nuits de gel. Nous sommes le trente novembre, dernier jour de l’automne météorologique ; à son rapide passage trois semaines plus tôt, l’hiver s’était délesté d’une vingtaine de centimètres de neige. Il me brûlait de savoir quels champignons avaient survécu à cette première offensive, à près de sept cents mètres d’altitude. J’ignorais alors que cette attaque du froid fût la seule de toute la saison dite maussade à venir. Mais passons.
Givre létal
Ombelles flétries de Mycènes (Mycena sp.), jupes trouées de vieilles lépiotes (Macrolepiota sp.), toutes molles dans leur rimmel dégoulinant. L’état des premiers champignons rencontrés sur le bord du chemin n’incite guère à se réjouir. Un peu plus loin, pourtant, une lampe rouge et luisante éclaire mon optimisme : une jeune Amanite tue-mouches s’élève fièrement au-dessus d’un bourrelet de feuilles mortes. Tout n’est donc pas perdu ! Jusqu’après leur dépouillement les arbres récompensent la témérité des ultimes carpophores. C’est l’un des troublants dialogues entre la mort et le vivant que la Nature sait entretenir : les feuilles en déshérence prolongent le cycle d’autres organismes en leur fournissant un épais manteau de douceur, qui les protègera encore un peu du givre létal.
Cette amanite est un signal. Elle est la gardienne d’un sous-bois de Hêtres et de Bouleaux dont je foule à présent l’onctueuse litière. Mon bâton dégage un premier nid de Craterellus tubaeformis, délicatement ciselées. Il y en aura d’autres, en fouillant bien, pour garnir mon panier gourmand. L’endroit me propose un coup d’œil sur deux espèces d’Amanites (A. citrina et excelsa var. spissa), encore assez fringantes, et des Cortinarius semisanguineus plus défraîchis, puisque l’éclat rouge de leurs lames, qui leur a offert ce nom, a viré à l’ocre terne. Des champignons gris-brun à la cuticule brillante émergent aussi : Lactarius blennius, reconnaissable à ses ponctuations concentriques, survit sans doute aussi grâce au mucus isolant de son chapeau. La blancheur nacrée d’une seule et dernière colombette (Tricholoma columbetta) fait encore illusion, mais son pied fléchit dangereusement. Sur le piédestal d’une souche, les Hypholomes couleur de brique (Hypholoma lateritium) sont eux aussi tombés en disgrâce. Ils ont voulu jouer les vedettes, bien exposés dans l’arène forestière, et les moins trois degrés nocturnes ont eu raison de leur présomption. Les voilà tout déguenillés, le casque troué comme l’impact d’une balle.
File indienne
J’ai repris le chemin qui traverse la forêt pour me diriger cette fois vers un secteur moins humide, où les châtaigniers majoritaires offrent un peu de leur espace à quelques chênes et deux-trois pins. C’est le délicat Lactarius chrysorrheus qui ressort du tapis de feuilles : chapeau orange pâle zoné, son lait qui jaunit sur les lames blanches. Rien d’autre. Il me faut revenir en lisière où les champignons se cantonnent parmi les ronces. Première surprise : une dizaine de Tricholomes équestres (Tricholoma equestre) en file indienne. Cette espèce se plaît davantage dans les forêts de pins du centre et de l’ouest de la France. Je ne la connaissais dans ma région que d’une autre lisière, sous des épicéas à 1400 mètres d’altitude.
Tout près de là, une autre espèce de Tricholome soulève les feuilles de châtaigniers : c’est le Charbonnier (Tricholoma portentosum), dont la stature assez imposante laisse penser que sa couveuse végétale lui a été efficace. Ce champignon au goût subtil ne doit pas être confondu avec son perfide cousin Tricholoma sciodes, justement lui aussi présent à quelques encablures de là. La distinction s’opère en regardant les lames : blanches et subtilement lavées de soufre pour le premier, gris pâle ponctuées de noirâtre chez le second. En cas de doute, on goûte (et on recrache) : la chair toxique de Tricholoma sciodes laisse immédiatement une amertume infecte sur la langue.
Trésor de guerre
Les nuages reprennent l’avantage, poussés par un vent inégal. Les feuilles qui s’accrochaient encore tourbillonnent comme dans les poèmes. J’effectue mon retour sur un chemin presque parallèle au premier, un peu plus haut sur le plateau. Il est jonché de quelques russules (Russula atropurpurea) imprégnées d’eau, de Strophaires (Stropharia aeruginosa) dont l’ancienne tunique bleue est comme passée à la Javel, et de lactaires à odeur de punaise (Lactarius quietus) en triste état.
Je choisis de couper à travers bois dans un secteur accidenté. Visibles de loin, des armadas d’Hypholomes fasciculés (Hypholoma fasciculare) ont envahi des troncs éventrés à terre. Leurs élans guerriers fanent à présent. Mais les tranchées au cœur de la forêt abritent un trésor de guerre : des filons presque inépuisables de Pieds-de-mouton (Hydnum repandum) se dessinent au fur et à mesure que je soulève les feuilles.
Tout frais et embaumants, ils me mèneront jusqu’à la brioche finale : un cèpe de Bordeaux (Boletus edulis), à la croûte rutilante et beurrée, comme la pogne qu’on enfourne d’ailleurs dans la boulangerie du village voisin. Ce cèpe, même pas véreux, je le caresserai à peine sans le soulever, comme le symbole d’une année mycologique intense. Il brillera dans ma mémoire jusqu’au prochain été.
Chambarans (Isère), 30 novembre 2019