Ses répliques de champignons poussent dans les vitrines des pharmacies françaises et les scénographies des musées. Fin observateur de la nature, Jacques Frier a extirpé de l’argile des milliers de spécimens, en faisant preuve d’une ingéniosité rare pour restituer leurs moindres détails.
C’est d’abord vers le ciel qu’il a levé les yeux. Tout jeune, Jacques Frier se passionnait pour les oiseaux. Bénévole auprès du Fonds d’intervention pour les rapaces, il surveillait les populations d’Aigles de Bonelli et de Percnoptères d’Égypte (un vautour migrateur) du sud de la France. Heurté par la violence de la culture cynégétique familiale, c’est la voie de la contemplation et de la protection qu’il avait choisi d’emprunter. Ses jumelles accrochées à l’entrée de sa maison des bords du Rhône témoignent d’une curiosité aviaire intacte. « Je n’ai pas encore vu les premières hirondelles, ça m’inquiète beaucoup », murmure-t-il en ce premier avril neigeux.
Sans quitter du regard le ballet incertain des nuages, Jacques Frier a aussi appris à observer la vie du sol. Enfant, il accompagnait son père dans le Pilat pour cueillir la chanterelle et le cèpe. Ces silhouettes lui sont revenues plus tard en mémoire, alors qu’il cherchait un second souffle professionnel, plus en accord avec sa passion de la nature. Il y a une trentaine d’années, lassé de faire le chauffeur-livreur pour un labo photo, il sculptait son premier bolet dans un morceau de bois. Auprès d’une amie potière, il plongera ses mains dans l’argile : « La terre permet de restituer précisément l’ornementation du champignon. Mais j’ai dû encore travailler la technique quelques années pour arriver à ce que je voulais ».
Pinceau humide et laque pour cheveux
L’imagination de la main, peu à peu, a pris le pouvoir. Des matériaux naturels comblent son souci du détail, quand les doigts ne détournent pas les objets du quotidien. « Pour reproduire les alvéoles des morilles, j’ai des petits cailloux fétiches, confie-t-il en ouvrant sa paume d’orpailleur, et des coquilles de noix pour imprimer le réseau des pieds des cèpes. » La brillance de la cuticule du Charbonnier est obtenue, il fallait y penser, d’un coup de laque pour cheveux. Un pinceau humide trempé dans la terre reproduit à merveille les granulations du pied du Morillon. Pour chaque commande, Jacques Frier réalise au moins trois exemplaires différents, pour souligner l’aspect polymorphe du champignon : « Il n’y en a jamais deux pareils dans la Nature, et puis le client a ses préférences ».
Ses œuvres, pièces uniques (sauf les moulages pour des salières ou des magnets), s’inspirent des propres cueillettes de l’artiste et des photos d’ouvrages. Leur réalisme bluffant va rapidement séduire un public exigeant. Après quelques expositions dans les salons d’artisanat, c’est aux pharmaciens que Jacques Frier livrera ses répliques de russules et d’amanites pour décorer leurs vitrines automnales. La consécration ultime arrive en 2002 lorsqu’il intègre l’annuaire officiel des fournisseurs de musées. Les muséums d’histoire naturelle de Nantes, Lille, Le Mans ou encore Grenoble vont se tourner vers lui pour enrichir leurs collections immarcescibles. On lui commandera aussi des troupes de mousserons et de morilles pour égayer des vitrines pédagogiques et des parcours de plein air.
Maître d’hôtel à l’Élysée
Si le rythme de sa production a ralenti ces dernières années, Jacques Frier n’a pas complètement éteint son four pour autant. Parmi ses dernières sculptures, un Plutée couleur de cerf trône sur sa souche, au milieu d’un salon encombré de Trompettes chanterelles jaunissantes, Nonnettes voilées et autres Golmotes. De la centaine d’espèces qu’il a consommées, l’Amanite rougissante est d’ailleurs la plus chère à son palais de gastronome. « J’ai fait la même école hôtelière que Régis Marcon, six ans avant lui », glisse celui qui fut maître d’hôtel à l’Élysée, sous Pompidou.
Il y a aussi ce jeu d’échecs dont chaque pièce est représentée par un champignon. « Il aurait dû partir dans un musée à Moscou, et puis… » L’actualité tragique a coupé les ailes du poète. Mais il arbore encore fièrement sa carte de « membre actif » du Musée phallologique islandais, vers lequel il a envoyé un carton de faux Phallus impudiques à divers stades de développement… Si un jour, les hirondelles s’arrêtent de voyager, les spores des champignons de Jacques Frier, elles, continueront de voltiger dans nos imaginaires.
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